J.O. 75 du 29 mars 2003       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 05571

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 19 mars 2003 présentée par plus de soixante sénateurs, en application de l'article 61, alinéa 3, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-469 DC


NOR : CSCL0306455X




LOI CONSTITUTIONNELLE RELATIVE

À L'ORGANISATION DÉCENTRALISÉE DE LA RÉPUBLIQUE


Conformément à l'article 61, deuxième alinéa, de la Constitution, nous avons l'honneur de demander au Conseil constitutionnel de bien vouloir examiner la conformité à la Constitution de la loi relative à l'organisation décentralisée de la République ratifiée le 17 mars 2003 par le Parlement réuni en Congrès.

Nous estimons, en effet, que plusieurs dispositions de cette loi méconnaissent le dernier alinéa de l'article 89 de la Constitution selon lequel « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ».

Certes, la décentralisation est aujourd'hui une nécessité pour moderniser la gestion des affaires publiques et vivifier la démocratie. Mais les grandes lois de 1871, 1872, 1884 et surtout de 1982 et 1983 ont déjà beaucoup fait dans ce sens sans qu'il soit nécessaire de remettre en cause les fondements du pacte républicain.


*

* *

I. - Sur la compétence du Conseil constitutionnel

I-1. Les conditions posées par l'article 89


Si le constituant est souverain, ainsi que le Conseil constitutionnel l'a rappelé, cette souveraineté est toutefois subordonnée à plusieurs conditions énumérées par l'article 89 lui-même :

a) Des conditions de procédure tout d'abord :

- l'initiative n'appartient qu'au Président de la République sur proposition du Gouvernement ou aux membres du Parlement. La révision n'entre donc pas dans le cadre des compétences reconnues au Premier ministre par l'article 39 de la Constitution ;

- le projet ou la proposition de révision doit être d'abord voté en termes identiques par l'Assemblée nationale et par le Sénat. Ceci suppose donc que la « navette » se poursuive tant que les deux assemblées ne sont pas parvenues à un texte commun ;

- le projet, ou la proposition, ne peut devenir définitif qu'après avoir été ratifié par référendum ou, pour les seuls projets, par le Parlement réuni en Congrès et statuant à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Ces conditions ont été respectées en ce qui concerne la révision soumise au Conseil ;

b) Une condition de temps ensuite.

L'avant-dernier alinéa de l'article 89 interdit d'engager ou de poursuivre une procédure de révision lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. Cette interdiction n'a pas lieu de jouer dans l'espèce soumise au Conseil constitutionnel ;

c) Enfin, une condition de fond.

Le dernier alinéa de l'article 89 de la Constitution précise que « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ».

C'est au regard de cette disposition essentielle qu'il est demandé au Conseil constitutionnel de bien vouloir se prononcer.


I-2. Le contrôle du respect de l'article 89


a) Dans sa décision no 62-20 DC du 6 novembre 1962 relative à une loi adoptée par la voie référendaire, le Conseil constitutionnel a rappelé que sa compétence, en matière d'examen de la conformité des lois, concernait uniquement « les lois votées par le Parlement ».

Lorsque le Président de la République prend l'initiative d'une révision en empruntant la voie de l'article 89 et décide de soumettre sa ratification au Parlement réuni en Congrès, il en résulte à l'évidence une loi « votée par le Parlement », même si c'est au terme d'une procédure spécifique.

Le Conseil constitutionnel a donc reconnu sa compétence en la matière, et il a d'ailleurs ultérieurement confirmé qu'il était compétent « pour les lois votées par le Parlement » (décision no 92-313 DC du 23 septembre 1992, considérant no 2).

La question qui se pose est donc celle de la portée exacte de sa compétence.

b) Dans sa décision no 92-312 DC du 2 septembre 1992, le Conseil constitutionnel a souligné que si le « pouvoir constituant est souverain », il ne l'est que sous réserve, notamment, « du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l'article 89 en vertu desquelles "la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision » (considérant no 19).

Il résulte de la combinaison de ces décisions du Conseil constitutionnel que celui-ci est, d'une part, compétent pour examiner la conformité d'une loi de révision votée par le Parlement et, d'autre part, ne peut que se vérifier si les exigences posées par l'article 89 de la Constitution ont bien été respectées, en s'abstenant de toute autre appréciation sur le texte concerné. Ce contrôle ne peut donc en aucune façon être regardé comme une soumission du pouvoir constituant dérivé à une quelconque « supraconstitutionnalité ».

Or, dans l'hypothèse où le Conseil constitutionnel se refuserait à examiner si les règles posées par l'article 89 de la Constitution ont bien été respectées, alors, et malgré les précautions prises par le général de Gaulle en 1958 pour tirer, à travers la nouvelle Constitution, les leçons du passé, nul ne saurait s'opposer à une révision supprimant purement et simplement la République, même de fait et sans le dire expressément, comme l'histoire nous l'a appris.

Car dans ce cas, la réserve prévue, expressis verbis, par l'article 89, alinéa 5, de la Constitution et l'appréciation portée en 1992 par le Conseil constitutionnel seraient lettres mortes et n'auraient aucune portée. Une telle lecture paraît peu conforme à la volonté du pouvoir constituant originaire dont on doit considérer qu'il demeure distinct du pouvoir constituant dérivé.

Le Conseil constitutionnel ne peut donc qu'exercer pleinement toute sa compétence en examinant, comme il le lui est demandé, si la révision approuvée par le Parlement réuni en Congrès le 17 mars 2003 respecte bien l'article 89 de la Constitution, et notamment son dernier alinéa.


II. - La portée du dernier alinéa

de l'article 89 de la Constitution

II-1. L'historique de cette disposition


L'interdiction de réviser la « forme républicaine du Gouvernement » est une disposition traditionnelle des constitutions de la République.

Après la chute du second Empire, elle prend place dans l'article 2 de la loi constitutionnelle du 14 août 1884 et l'histoire nous apprend qu'elle a été introduite pour confirmer le caractère irréversible de la République en France. Certes la IIIe République voulait avant tout préserver la France du retour de la monarchie après l'échec du comte de Chambord et le vote de l'amendement Wallon. C'est pourquoi cette affirmation de principe s'accompagnait de l'exil des membres des familles régnantes et de leur inéligibilité.

L'interdiction de remettre en cause la forme républicaine du gouvernement a été reprise ensuite dans les mêmes termes par l'article 95 de la Constitution de 1946. Toutefois, l'ostracisme dont les familles ayant régné sur la France étaient frappées a disparu des textes. C'était une manière de montrer, sans doute, que la question n'était plus, du moins à titre principal, la menace d'un rétablissement de la monarchie. On imagine aisément, après le vote de la loi du 10 juillet 1940 et des conséquences terribles qui l'ont suivi, que cette réserve avait un sens et une portée toute autre.

En 1958, devant le Comité consultatif constitutionnel, il a été suggéré de remplacer la « forme républicaine » par la « forme démocratique ». Mais cet amendement de M. Marcilhacy a été écarté non seulement par le Président Paul Raynaud, mais aussi et surtout par le garde des sceaux, Michel Debré, qui a indiqué qu'il maintenait « fermement » sa proposition de rédaction (CCC, séance du 5 août 1958, après-midi ; in L'Histoire de l'élaboration de la Constitution de 1958, volume II, page 187, 3e colonne).

Il est évident que cette formule appartient à notre patrimoine constitutionnel et constitue un élément fondamental pour garantir le maintien inchangé de la nature du régime.

Il s'agit non seulement de protéger la forme républicaine du gouvernement en tant qu'organisation des pouvoirs publics, mais aussi de maintenir une société de liberté, d'égalité et de fraternité.


II-2. Le contenu de cette disposition


C'est donc en vain qu'on pourrait, par une lecture étroite du dernier alinéa de l'article 89, soutenir qu'il n'a pour objet que d'interdire le retour à la monarchie.

Soutenir cette thèse reviendrait à nier le sens que la conscience populaire et l'histoire de notre pays donnent à la République et à considérer qu'une fois assuré le maintien formel de la République rien n'interdirait de créer en France une dictature supprimant, par exemple, le suffrage universel, les libertés et le principe d'égalité.

En adoptant la Constitution de 1958 à une forte majorité, le peuple français a évidemment entendu maintenir la République dans toutes ses dimensions. Le général de Gaulle a d'ailleurs clairement exprimé toute la force de la forme républicaine lors de son discours du 4 septembre 1958, prononcé place de la République à Paris :

« C'est alors, qu'au milieu de la tourmente nationale et de la guerre étrangère, apparut la République ! Elle était la souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. Elle devait rester cela à travers les péripéties agitées de son histoire. Aujourd'hui, autant que jamais, nous voulons qu'elle le demeure. »

Or, toutes les composantes de la République figurent dans la Constitution et les textes auxquels elle fait référence :

- la République française est « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) ;

- la République « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » (même article ) ;

- la République « respecte toutes les croyances » (même article ) ;

- le principe de la République est le « Gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple » (art. 2 de la Constitution), ce qui conduit au suffrage universel et égal (art. 3 de la Constitution) ;

- la seule souveraineté reconnue par la République est « nationale » et elle appartient au peuple français dans son ensemble : aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice (art. 3 de la Constitution). C'est la reprise sous une autre forme de l'article III de la Déclaration de 1789 ;

- la loi est « l'expression de la volonté générale » et « tous les citoyens ont le droit de concourir (...) à sa formation » (art. VI de la Déclaration de 1789) ;

- la République française est fondée sur le principe de la « séparation des pouvoirs » (art. XVI de la Déclaration de 1789) et 2° de l'article unique de la loi du 3 juin 1958 autorisant le gouvernement du général de Gaulle à élaborer une nouvelle constitution.

La « forme républicaine » au sens de l'article 89 de la Constitution s'entend donc non seulement au regard de la nature républicaine du régime, mais aussi de la République telle qu'elle a été définie par la Déclaration de 1789, les lois constitutionnelles de 1875, la Constitution de 1946 et son Préambule et la Constitution de 1958.

C'est donc à la lumière de la nature du régime - une République dont le contenu est clairement défini et qui correspond à la volonté du peuple français - qu'il convient d'examiner les dispositions de la loi de révision soumise au Conseil constitutionnel.


III. - Les questions soulevées

par les articles 1er, 3, 5, 8, 9, 10 et 11

de la révision adoptée le 17 mars 2003

III-1. L'article 1er


Cet article complète l'article 1er de la Constitution de 1958 par un nouvel alinéa ainsi rédigé :

« Son organisation est décentralisée. »

La question qui se pose touche à la portée exacte de cette disposition qui, a priori, paraît peu compatible avec l'indivisibilité de la République figurant au même article 1er de la Constitution et qui constitue un élément fondamental de la République française.

L'organisation décentralisée de la République n'est-elle pas de nature à porter atteinte à l'indivisibilité de la République et au principe d'égalité ?

On ne peut en effet qu'être inquiet lorsqu'on se reporte aux travaux préparatoires de la révision tels qu'ils se sont déroulés, notamment devant le Sénat.

En premier lieu, on observera que dans l'exposé des motifs du projet de révision (n° 24 rectifié, Sénat, page 4), il est indiqué que ce nouveau principe « contribue à une application plus effective et moins abstraite du principe d'égalité ».

Les auteurs de la révision indiquent bien clairement eux-mêmes que cette disposition intéresse le principe d'égalité, lui aussi fondement de la République en France.

En second lieu, on relèvera combien la commission des lois du Sénat, dans son rapport (Sénat, no 27, page 83) se montre plus explicite. Selon le rapporteur du texte, en effet, « l'inscription de cette disposition en tête de la Constitution ne devrait pas rester sans effet sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel et l'interprétation particulièrement stricte qu'il donne de l'application des principes de l'indivisibilité de la République et d'égalité des citoyens devant la loi ».

Il est manifeste que cet ajout a pour objet et pour effet d'atténuer la portée des principes inscrits en tête de l'actuel article 1er de la Constitution, pourtant fondements intangibles de la République française.

Certes, tout au long des débats, et après avoir confirmé que telle était bien la bonne interprétation de l'ajout proposé, le Gouvernement s'est efforcé d'en atténuer la portée.

Dans ces conditions, ou bien cette adjonction remet en cause, même partiellement, les principes d'indivisibilité et d'égalité et elle méconnaît dès lors la « forme républicaine du Gouvernement » ou elle n'est pas de nature à les remettre en cause et elle est donc sans portée.

Seul le Conseil constitutionnel peut en apprécier la valeur et la déclarer, le cas échéant, contraire à la Constitution.


III-2. L'article 3


Il insère un nouvel article 37-1 dans la Constitution qui précise que : « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités des dispositions à caractère expérimental. »

Nul n'ignore que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ont accepté la possibilité de prendre des dispositions normatives à caractère expérimental. Mais ils ont toujours strictement encadré cette faculté, justement pour respecter le principe d'égalité.

Dès lors que la jurisprudence a admis, depuis longtemps, des dispositions « à caractère expérimental » assorties de strictes conditions, on ne voit pas la nécessité de cette disposition, sinon pour aller au-delà du rigoureux encadrement dont cette procédure fait actuellement l'objet.

L'exposé des motifs du projet de révision est d'ailleurs très clair sur ce point (même document précité, page 5) : « La pratique de l'expérimentation n'avait jusqu'ici été admise que dans des limites étroites par le Conseil constitutionnel et le juge administratif qui estimaient qu'elle risquait de se heurter au principe d'égalité. Son inscription dans la Constitution permettra d'y recourir dans un domaine plus large. »

Les intentions sont donc clairement affichées : il s'agit de dépasser les limites dont la jurisprudence a considéré que les franchir remettrait en cause le principe d'égalité, fondement de la République française.

Certes, le Parlement a modifié le projet de révision en précisant que ces expérimentations devraient avoir un « objet et une durée limités ».

Mais cette précaution ne suffit pas puisque dès lors que la durée comportera une limite, qui peut être plus ou moins éloignée dans le temps, il sera toujours possible de porter une atteinte grave, profonde et prolongée au principe d'égalité.

En outre, il convient d'observer que les réserves classiquement fixées en matière de libertés publiques et de droits fondamentaux ne sont pas posées en l'occurrence. Que si l'on mesure ce qu'est une expérimentation en matière d'organisation administrative ou de fonctionnement d'une catégorie d'établissement public, on perçoit plus difficilement ce que pourrait en être la portée en matière de libertés et droit constitutionnellement garantis.

C'est pourquoi il appartient au Conseil constitutionnel de se prononcer en indiquant, notamment, si les garanties exigées par le Parlement sont de nature à assurer que le principe d'égalité ne sera pas remis en cause ou si le constituant aurait dû être plus rigoureux et précis à cet égard.


III-3. L'article 5


Il procède à la refonte de l'actuel article 72 de la Constitution.

Trois dispositions du nouvel article 72 sont de nature à toucher à la forme républicaine du gouvernement : les deuxième, troisième et quatrième alinéas.


Le deuxième alinéa


Il a pour objet, par référence aux dispositions des traités de l'Union européenne, d'appliquer aux institutions décentralisées le principe de subsidiarité.

Les travaux parlementaires montrent combien il est délicat, c'est le moins qu'on puisse dire, de définir avec rigueur ce que sont les compétences qui peuvent être « le mieux » mises en oeuvre au niveau de telle ou telle collectivité (rapport, Sénat, no 27, page 102).

Cette disposition pourrait être interprétée, cependant, comme ouvrant le droit aux collectivités territoriales d'obtenir - même à titre expérimental - des attributions dans les domaines de compétence qui, en raison de leur importance, de leur nature et de leur intérêt pour la nation tout entière, ne peuvent que relever de la souveraineté nationale et des organes qui en sont l'émanation.

Dès lors, en effet, que la Constitution elle-même autorise la subsidiarité, rien n'interdira à une loi de transférer certaines compétences majeures de l'Etat vers une ou plusieurs catégories de collectivités territoriales.

Certes, la révision a elle-même exclu certains domaines de compétences. Dans le quatrième alinéa du nouvel article 73 de la Constitution sont prévues des limites. Mais ces exclusions ne s'appliquent qu'aux collectivités d'outre-mer.

Aussi, dans sa rédaction nouvelle, la Constitution autorise désormais à transférer des pans entiers de la souveraineté nationale vers les collectivités territoriales de métropole, c'est-à-dire vers les émanations de « sections du peuple » qui, aux termes mêmes de la Constitution, ne sauraient exercer tout ou partie de la souveraineté.

En tant qu'elle ne comporte aucune des exclusions prévues par ailleurs pour les collectivités d'outre-mer, cette disposition est donc de nature à autoriser la remise en cause de la souveraineté nationale, sans même évoquer ici, à nouveau, le principe d'égalité.


Le troisième alinéa


Il reconnaît aux collectivités territoriales le droit d'exercer « un pouvoir réglementaire » pour la mise en oeuvre de leurs compétences.

Ce pouvoir réglementaire doit-il s'en tenir strictement à la mise en oeuvre des compétences que la loi accorde aux collectivités territoriales, ou les collectivités territoriales pourront-elles remettre en cause à l'occasion de cette mise en oeuvre des mesures réglementaires nationales édictées par le Premier ministre ou par les ministres ?

Ainsi, par exemple, si les collectivités territoriales reçoivent le droit de procéder au classement des hôtels et des campings, pourront-elles édicter leurs propres normes de classement alors qu'il existe des normes nationales applicables partout sur le territoire, ou devront-elles agir en respectant strictement les normes nationales, édictées par voie réglementaire ?

Si la reconnaissance de ce pouvoir réglementaire doit permettre aux collectivités territoriales de modifier des règlements de portée nationale édictés par le pouvoir central, il est évident que l'article critiqué remet en cause la souveraineté nationale exercée par l'exécutif sous le contrôle du Parlement.


Le quatrième alinéa


Il autorise, sauf en ce qui concerne l'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales à déroger, pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires régissant leurs compétences.

Les critiques concernant le nouvel article 37-1 peuvent être purement et simplement reprises, de la même manière, contre cette disposition.

Non seulement elle remet en cause le principe d'égalité dans les mêmes formes que le nouvel article 37-1, mais, en outre, elle porte atteinte à la souveraineté nationale exercée par le Parlement, qui vote la loi, et par le gouvernement, qui l'applique.

On doit également s'interroger sur le fait que plusieurs collectivités territoriales pourront simultanément réaliser des expérimentations, pour un laps de temps qui, au regard de l'imprécision du texte en cause, pourrait être suffisamment long pour altérer gravement et durablement le principe d'égalité. En sorte que ce flou sur le mécanisme d'expérimentation peut conduire à ce que la France devienne un habit d'Arlequin tissé de règles expérimentales variant dans leur durée d'application selon les hasards du calendrier. Il n'est pas sûr, au demeurant, que les principes de sécurité juridique, d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi y trouvent leur compte. Assurément, le citoyen s'y perdra.

En autorisant des dérogations dans la plupart des domaines - à l'exception de deux - de la vie nationale, le quatrième alinéa, qui ne comporte aucune des limites posées par le nouvel article 73, menace gravement l'exercice normal de la souveraineté nationale, transfère tout ou partie de cette souveraineté à des institutions locales constituant des « sections du peuple », remet en cause l'indivisibilité du territoire et annihile le principe d'égalité.

Il constitue ainsi une grave atteinte à la forme républicaine du gouvernement.


III-4. L'article 8


Le texte du premier alinéa du nouvel article 72-4 remet en cause la souveraineté nationale, exercée par le peuple ou par ses représentants.

Il interdit en effet au gouvernement et au Parlement de changer une collectivité d'outre-mer de catégorie de régime statutaire « sans que le consentement des électeurs de la collectivité ou de la partie de la collectivité intéressée ait été préalablement recueilli ».

Or, parmi les actes relevant de la souveraineté nationale, et dont les modalités sont fixées par la Constitution, la confection de la loi est essentielle.

Avec cette nouvelle disposition :

- le Président de la République, élu au suffrage universel direct, ne pourra plus proposer au référendum de l'article 11 de la Constitution, un projet de loi modifiant l'organisation des pouvoirs publics dans tout ou partie de l'outre-mer s'il n'a pas obtenu auparavant l'accord des populations locales intéressées, et le Premier ministre ou les assemblées ne pourront lui faire aucune proposition en ce sens ;

- le Premier ministre ne pourra ni demander l'examen d'un texte, ni obtenir son vote, tant que les populations intéressées n'auront pas donné leur accord ;

- il en ira de même pour les propositions de loi déposées par les membres du Parlement, qui ne pourront pas être soumises au vote tant que les populations concernées n'auront pas donné leur accord ;

- enfin, la même impossibilité fera obstacle au vote d'amendements d'origine gouvernementale ou parlementaire, même si ceux-ci sont nécessaires pour clarifier ou coordonner un texte en discussion ou en application.

Comment peut-on concilier cette interdiction avec les principes qui font intimement partie de la forme républicaine du Gouvernement :

- la souveraineté nationale, désormais subordonnée à l'accord d'une « section du peuple » ;

- l'interdiction d'exprimer la volonté générale à travers la loi tant que le « feu vert » n'a pas été donné par une collectivité territoriale.

En outre, comment les représentants du peuple pourront-ils discuter d'un texte, même préalablement approuvé par les populations concernées, si chaque amendement du gouvernement ou d'un parlementaire - sans parler des sous-amendements - doit être renvoyé à un référendum local ? Surtout si, comme le Gouvernement l'a laissé entendre devant le Sénat, le résultat du référendum local lie les parlementaires, qui ne pourront rien modifier (sans être certains d'ailleurs qu'ils aient le droit de rejeter le texte qui leur est soumis !)

Il est évident que cette disposition est totalement contraire aux principes qui fondent la forme républicaine du gouvernement.


III-5. L'article 9


Cet article refond la rédaction de l'article 73 de la Constitution.

a) Ses deux premiers alinéas sont relatifs aux adaptations que les collectivités concernées peuvent apporter aux lois et règlements :

On peut estimer que cette faculté - même sous des formes différentes - ne va pas au-delà de celle qui existe déjà dans l'actuel article 73.

Toutefois, la nouvelle rédaction donne le pouvoir d'adaptation aux collectivités elles-mêmes, sous réserve d'une habilitation législative.

La question qui se pose est de savoir si cette habilitation législative peut avoir une portée plus large que celle qui découle de l'actuel article 73. Aller au-delà rencontrerait les critiques précédemment exposées au regard, notamment, des principes d'indivisibilité et d'égalité.

b) Le septième alinéa du même nouvel article 73 met en place une procédure semblable à celle critiquée à propos du premier alinéa du nouvel article 72-4.

Les arguments développés précédemment à ce sujet s'appliquent pleinement à cette disposition de l'article 9.


III-6. L'article 10


Cet article refond la rédaction de l'article 74 de la Constitution.

Deux alinéas s'opposent à la forme républicaine du gouvernement :

a) Le neuvième alinéa autorise l'assemblée locale à modifier une loi postérieure à son statut si le Conseil constitutionnel a constaté que cette loi était intervenue dans le domaine de compétence de la collectivité.

En vertu de cette disposition, une assemblée locale pourra donc modifier une loi, même votée sciemment par le Parlement, pour le seul motif qu'elle intéresse ses compétences, et alors pourtant que la matière traitée reste dans le domaine de la loi au sens de la Constitution, et notamment de son article 34.

Il apparaît bien que, dans ce domaine, ce sont les représentants d'une « section du peuple » qui exerceront un pouvoir qui ne relève que de la souveraineté nationale. On ne peut pas porter plus atteinte à la forme républicaine du gouvernement.

b) Le dixième alinéa du même nouvel article 74 conduit à s'interroger sur la question de savoir si le principe d'égalité peut être remis en cause par une assemblée locale au-delà de ce que la jurisprudence a admis jusqu'à présent. Si tel devait être le cas, la forme républicaine du gouvernement serait évidemment en cause.


III-7. L'article 11


Il ajoute à la Constitution un nouvel article 74-1.

La Constitution de 1958 a clairement posé les principes permettant de respecter les règles relatives à la loi, expression de la volonté générale et émanation du peuple ou de ses représentants, c'est-à-dire de la souveraineté nationale.

Elle a donc prévu qu'aucune autorité autre que le Parlement ou le peuple lui-même ne pouvait voter la loi, dont le domaine est précisément énuméré et délimité. En outre, dans les domaines qui relèvent du pouvoir exécutif, le Parlement a toujours la faculté de contrôler le gouvernement et de le renverser le cas échéant.

Elle a toutefois prévu qu'il pouvait y avoir des exceptions. Ainsi, et sans même évoquer les ordonnances budgétaires qui ont surtout pour objet d'assurer la continuité de la vie nationale, l'article 38 autorise le gouvernement à demander au Parlement l'autorisation d'agir par ordonnances dans le domaine de la loi, mais pendant un délai limité. Cette disposition a toujours été appliquée, depuis 1958, avec une certaine prudence et un certain discernement, notamment en ce qui concerne le domaine couvert par les ordonnances et le délai de l'habilitation. En tout état de cause, le Parlement est seul maître de l'habilitation, de sa portée et de sa durée, et il peut l'accorder ou la refuser.

En droit, le Parlement reste donc bien le seul vrai maître de sa propre compétence.

En revanche, le nouvel article 74-1 dessaisit le Parlement de son pouvoir législatif, dans un domaine illimité, d'une manière permanente et sans qu'il ait son mot à dire.

En ce qui concerne l'outre-mer, le peuple français, directement ou par ses représentants, n'a plus le droit de faire la loi puisque cette compétence est désormais transférée au seul pouvoir exécutif.

Certes, la loi peut interdire le recours à cette procédure, ce qui revient à dire que le Parlement peut exclure lui-même certaines matières de cette habilitation générale et permanente.

Mais la rédaction du texte conduit à se demander si, une fois que le processus des ordonnances est engagé - ou même une fois les nouvelles dispositions constitutionnelles entrées en vigueur -, le Parlement aura la possibilité de modifier, de limiter ou de suspendre une partie de l'habilitation donnée par le nouvel article 74-1.

Dès lors que le nouvel article 74-1 ne reprend pas le dispositif de l'article 38 sur ce point, le Parlement peut-il à tout moment reprendre sa compétence par une loi d'initiative gouvernementale ou parlementaire, ou même par amendement ?

Cette habilitation permanente est-elle concurrente du droit du Parlement de faire la loi, ou lui interdit-elle de la confectionner sauf si, à l'occasion d'un texte particulier, il peut, dans le domaine concerné, interdire le recours aux ordonnances ?

Si le domaine couvert par le nouvel article 74-1 est désormais interdit au Parlement, cet article remet en cause la souveraineté nationale et le droit du peuple à confectionner la loi. Du même coup, il porte atteinte à la forme républicaine du gouvernement.

Si, comme le Gouvernement l'a laissé entendre, notamment au Sénat, les ordonnances n'empêcheront pas le législateur parlementaire d'agir à sa guise, la critique tombe évidemment.

Mais seul le Conseil constitutionnel peut apprécier la portée et les conséquences exactes de cette nouvelle disposition.


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Tels sont les motifs pour lesquels nous considérons que les dispositions critiquées sont de nature à réviser la « forme républicaine du gouvernement » et, du même coup, à la remettre en cause.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les conseillers, l'expression de nos sentiments de haute considération.

(Liste des signataires : voir décision no 2003-469 DC.)